« Réflexions à partir de la lecture du livre
Mon combat pour une psychiatrie humaine »
Pierre Delion
Avec Patrick Coupechoux
Albin Michel – 2016
Ce livre témoigne du combat d’une vie pour une psychiatrie à visage humain et ce, malgré les attaques virulentes dont l’auteur a été victime lors de l’affaire du packing qui a secoué le monde de la psychiatrie et surtout les associations d’autistes.
Nous n’interviendrons pas sur ce point même si quelques témoignages de parents nous ont montré que certains enfants Angelman en avaient bénéficié pour leur plus grand profit. Pierre Delion évoque surtout les enfants psychotiques et les autistes mais quelques points de concordance avec nos enfants Angelman nous ont particulièrement frappés à la lecture de certains passages et nous ont interpellés, nourrissant notre réflexion en l’approfondissant. Le choix des extraits s’est porté sur quatre points dont le fil conducteur est la notion d’unité, non comme commodité et nécessité pour une prise en charge efficace de nos enfants mais comme le fondement de l’acte thérapeutique qui lui-même doit son existence à la dysharmonie qui entrave la construction psychique de l’individu handicapé mental.
La constellation :
« La constellation, c’est ce moment où l ‘on réunit tous les gens qui portent, pour chacun d’entre eux, un fragment du discours – pas seulement du langage, mais aussi du corps – de cette personne-là (un patient en particulier). Que constate-t-on ? Lorsqu’on réunit de gens qui n’entendent rien à cette personne et qu’on les met ensemble, ils peuvent faire émerger du sens. Alors, quand ils sortent de la réunion, le regard qu’ils portent sur le patient a changé, la manière dont ils se comportent avec lui aussi, puisqu’ils comprennent un peu mieux ce qu’il lui arrive. En retour, le patient perçoit que leur comportement vis-à-vis de lui s’est modifié. C’est ce que j’appelle la fonction contenante, qui résulte de la constellation transférentielle. »
La fonction contenante :
Pour illustrer cela, je donne souvent l’exemple de ce petit gamin autiste qui passe sont temps accroché au tablier de Jeanine, l’agent de service hospitalier (ASH), qui fait les gâteaux. Soit je pense qu’il s’agit d’un phénomène secondaire et je n’y attache pas plus d’importance que cela, soit je considère que Jeanine fait partie de la vie de cet enfant, et je fais en sorte qu’elle soit associée à la réflexion de l’équipe. Il ne s’agit donc pas d’amoindrir mon travail de médecin, il ne s’agit pas non plus de dire à Jeanine : Vous avez montré un talent formidable, vous pouvez vous installer en ville comme psychothérapeute. Mais elle peut venir me voir et me donner son avis, je l’écoute et je tiens le plus grand compte de ce qu’elle me dit, parce que je sais qu’elle ne va pas me raconter n’importe quoi.(…) Dans le cas de Jeanine, ce qui compte, c’est son histoire à elle, en tant que sujet. C’est ce qui a permis à ce gamin de venir lui confier quelque chose, à elle et personne d’autre. C’est bien elle qui est directement concernée. Nous allons donc partager, elle et nous, la fonction soignante, ensemble, vis-à-vis de ce gosse. Dans un service classique, on aurait répété à l’enfant qu’il n’a pas le droit d’être à la cuisine et de toucher au tablier de Jeanine… Celle-ci n’aurait pas été considérée comme un sujet mais comme une ASH qui fait le ménage (…) Je demande l’avis de cette personne qui a l’air d’être intéressée par un gamin, et au bout d’un certain temps, elle s’aperçoit que son opinion compte pour moi. En retour, cela renforce l’intérêt qu’elle porte déjà à cet enfant. C’est très important pour les soignants de se sentir reconnus en tant que sujet. »
Ce que ces propos me suggèrent :
Qui, parmi nous, n’a pas eu l’impression que son enfant était découpé en rondelles de saucisson ? Je me rappelle mon étonnement quand, me rendant au CAMSP avec mon fils fiévreux, personne ne s’est interrogé sur sa fièvre. Naïvement, à l’époque, néophyte dans ce milieu médical où me plongeait son handicap, je pensais que, en plus de sa thérapie, quelqu’un l’ausculterait puisque ce lieu regorgeait de médecins et personnel soignant. Et bien, non, pas un mot. Il a fallu courir ailleurs, c’est-à-dire chez le médecin de famille pour que mon fils soit pris en compte dans une autre dimension que son handicap. Mon étonnement a grandi quand il a été pris en charge à l’hôpital où les consultations se sont multipliées avec pour seul lien entre neurologue, endocrinologue, nutritionniste, médecin rééducateur de différents hôpitaux, un compte-rendu envoyé à chacun et parfois même à un médecin qui l’avait vu une seule fois et n’en avait sans doute aucun souvenir. J’ai demandé des consultations interdisciplinaires faites en hôpital de jour sur une journée pour une coordination efficace des soins qui lui étaient donnés et pour empêcher ces rendez-vous permanents qui m’empêchaient d’aller travailler et qui morcelaient son existence en lui imposant des temps d’attente souvent insupportables. En pure perte ! J’ai compris vite le fonctionnement et m’y suis pliée par obligation. Constellation médicale fort réduite donc mais aussi constellation dans les établissements réduite, non pas du fait de la structure de l’établissement, mais en raison du manque de communication entre les différents intervenants et surtout du turn-over permanent qui met sans cesse nos enfants en relation avec des étrangers – personnel sans cesse renouvelé qui, une fois familiarisé avec les enfants ou résidents, s’en va faire son expérience ailleurs sans état d’âme. La fonction contenante ne peut donc pas exister dans le contexte présenté ici. C’est une évidence. Et pourtant, qui connaît mieux nos enfants que le personnel qui vit avec eux, la personne qui voit le jeune en internat aller vider la poubelle, qui l’aide dans sa toilette. Quand on écoute ces personnes, qu’on leur donne l’impression que leur parole est importante, que leur connaissance plus intime des jeunes dont elles ont la charge est enrichissante, elles se sentent valorisées et leur tache est plus légère (ou moins lourde) et la répercussion de cet état de fait sur l’ensemble des personnes concernées (encadrants et résidents) est évidente. Nos enfants ne se ressentent plus comme des charges mais comme des personnes respectées dont on peut trouver du plaisir à s’occuper et à aider. Cette situation est rassurante et limite les troubles du comportement.
Le morcellement ou dissociation :
« Pourquoi trouve-t-on à plusieurs ? Parce que, sans doute, le rapport de ces patients avec le monde reproduit la difficulté qu’ils ont eue à se construire eux-mêmes. Ils se sont construites en pièces détachées, sans jamais aller jusqu’au bout du processus, c’est-à-dire la représentation psychique, jusqu’à ce qu’on appelle l’ordre symbolique. Lorsqu’un enfant de 3 ans appelle sa maman quand celle-ci est absente, on lui dit qu’elle va revenir et on lui donne son doudou. Il sait que sa maman n’est pas là mais qu’elle va rentrer bientôt. Pour le gamin psychotique ou autiste, si maman n’est pas là, elle n’existe pas. Il est anéanti (…). Alors il se met à hurler (…) On peut donc parler de morcellement, même si le terme est un peu impropre puisqu’il suppose qu’il a pu exister une unité à l’origine. Là, ce n’est pas le cas : ces enfants sont morcelés dès le départ, ils sont comme les pièces détachées qui n’ont jamais été unifiées.. C’est pourquoi on préfère souvent le terme de dissociation. Au fur et à mesure du développement, il va y avoir une unification entre les sensations, out cela va s’organiser pour devenir un ensemble, jusqu’à la représentation unifiée de l’image du corps. Un cheminement que ne peut faire l ‘enfant autiste. »
Les angoisses :
La première (des angoisses archaïques), c’est l’angoisse de chute primordiale, que nous percevons quand l’enfant sort du ventre maternel. D’un seul coup, il pourrait tomber par terre mais il est heureusement porté par les professionnels de la naissance et confié à sa maman. C’est l’angoisse fondamentale de chute sans fin. Pour lutter contre elle, le bébé met en œuvre des réflexes archaïques, notamment le réflexe d’agrippement, le « grasping », qui est purement neurologique (…) Ces angoisses de chute disparaissent ensuite (…) Lorsque le corps du bébé est constitué comme unité fonctionnelle, apparaissent d’autres angoisses, comme celles de perdre des morceaux du corps. (…) Le système (qui nous a permis de trouver un système de défense pour nous éloigner progressivement de nos angoisses), c’est la construction de l’image du corps dans notre développement. Je sais que lorsque j’en ai envie, je peux faire pipi, mais je ne vais pas perdre mon pénis ; je le sais parce que j’ai une image stabilisée de mon corps rassemblé.(…) Le corps (de l’autiste) n’est pas rassemblé, il reste atomisé, non intégré. (…) Par exemple, lorsque celui-ci franchit le seuil d’une porte, marqué par une barre, il s’arrête, il se met à faire un flapping avec ses mains – un geste répétitif et stéréotypé – parce qu’il découvre qu’après la barre, le sol est différent, et qu’il risque de tomber dedans. (…) Le gamin normal au bord du seuil ressent peut-être cette angoisse, mais pour y répondre il met son pied de l’autre côté pour voir si c’est solide et il franchit ensuite le seuil. Il a pu le faire grâce à son image du corps. Rien de tel chez l’autiste dont le réflexe archaïque est de s’agripper à celui qui vient le secourir. »
Ce que ces propos me suggèrent :
Ces deux paragraphes évoquent pour moi des enfants et adultes Angelman que je connais ou dont j’ai entendu parler.
Bien sûr, en premier lieu, mon fils, qui, enfant, me montrait mes pieds quand je lui demandais de lui montrer les siens. Nous savons que leur schéma corporel a beaucoup de mal à s’établir dans leur esprit et que le rapport entre telle ou telle partie du corps n’est pas établi.
Nous en connaissons qui se retiennent d’aller à la selle, sans doute par peur de perdre quelque chose d’eux-mêmes.
Quand je vois mon fils faire et refaire des puzzles à longueur de temps, je me demande ce qu’il recherche et je me dis que peut-être il trouve dans la confection d’un puzzle, de ces pièces qui s’emboîtent si bien pour finir par former une image unifiée, une satisfaction, une plénitude qu’il ne trouvera jamais en lui-même, ni dans son corps, ni dans son esprit.
Quant aux angoisses, nous savons que nos enfants en ressentent et qu’elles se manifestent plus clairement alors qu’ils deviennent adolescents puis adultes.
L’exemple du passage de la barre de l’entrée me rappelle que ce simple obstacle peut susciter une crise chez tel adulte que je connais.
Le grasping est un réflexe que tous nos Angelman ont, plus ou moins bien sur, mais tous…
Ils tirent tous les cheveux et ce n’est pas pour faire mal, comme on le pense au début mais c’est un réflexe archaïque dont il nous est difficile d’analyser la cause et qui perdure chez les Angelman.
Anne Chareau – Syndrome Angelman France – 2017